La tendance de l'ex-administration Trump à violer systématiquement le droit international a mis les USA sur le même plan que les États voyous qui bafouent le consensus et les règles qui fondent l’ordre international.
Cette tendance est surtout notable dans le dernier geste de l'ancien président Trump en matière de politique étrangère : un gazouillis par lequel il a reconnu la prétendue souveraineté proclamée par le Maroc sur le Sahara occidental occupé, un territoire longtemps défini par un processus de décolonisation au point mort, et reconnu comme la dernière colonie d'Afrique. Émise dans le cadre d'une série d'accords négociés par l'ancien président à la fin de son mandat connu sous le nom d’ Abraham Accords (Accords d'Abraham), cette proclamation est incompatible avec les principes juridiques internationaux établis. Cette décision autorise en effet la saisie par la force et le contrôle de facto par une puissance occupante d'un territoire contesté et refuse au peuple autochtone du Sahara occidental le droit à l'autodétermination, en violation flagrante des principes fondamentaux du droit international: l'interdiction de la menace ou de l'usage de la force, l'interdiction d'acquérir un territoire par la force et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.
En outre, cette déclaration représente une approche inconsidérée d'un conflit international complexe aux répercussion profondes. Une inversion par l’administration Biden de la reconnaissance unilatérale par les USA de la souveraineté revendiquée par le Maroc sur le Sahara occidental condamnera les changements territoriaux forcés comme une violation du droit international. En outre, cette décision marquera le retour des USA à un rôle international prépondérant basé sur des principes, au multilatéralisme et aux règles qui fondent l’ordre mondial. Mais à l’heure actuelle, où l’on est moins convaincu que les USA ont besoin d’une approche résolument morale et légaliste de la politique étrangère, l’annulation de cette décision protégera surtout les intérêts de l'USAmérique, et en premier sa sécurité, dans une région stratégique au plan mondial.

Un groupe de militant·es solidaires des Saharaouis faisant face au mur marocain de séparation du Sahara occidental. Photo Michele Benericetti
Anciennement colonisé par l'Espagne, baigné par l'océan Atlantique à l'ouest, bordé par le Maroc au nord, l'Algérie au nord-est et la Mauritanie au sud, le Sahara occidental est une vaste zone aux ressources naturelles abondantes : phosphates, minerai de fer, sable, poisson, gisements pétroliers en mer, et réserves d'uranium. En 1975, sans se soucier des souhaits de ses habitants d'origine, Madrid a cédé sa colonie au Maroc et à la Mauritanie. Après son invasion et son annexion unilatérale du Sahara occidental, le Maroc a tenté de faire pencher la balance démographique en sa faveur en encourageant la colonisation et les investissements marocains dans le territoire annexé. Pendant ce temps, des centaines de milliers de Sahraouis autochtones ont été contraints d’aller vivre dans les régions inhabitées les plus inhospitalières du territoire ou de fuir vers des camps de réfugiés au milieu du désert dans l'Algérie voisine.
En 1976, sous la direction du Frente Popular para la Liberación de Saguia el-Hamra y Río de Oro, connu sous le nom de Polisario - un authentique mouvement de libération nationale et représentant légitime du peuple sahraoui - les Sahraouis se sont mobilisés pour déclare leur indépendance et proclamer la République arabe sahraouie démocratique (RASD). La guerre a alors éclaté entre le Maroc et le Front Polisario. En 1979, la Mauritanie s'est retirée du conflit en renonçant définitivement à toutes ses revendications sur le Sahara Occidental et en reconnaissant la RASD. Le Maroc a saisi sa chance en annexant promptement la partie « mauritanienne » du territoire. En 1991, les parties belligérantes ont accepté un cessez-le-feu négocié et surveillé par l'ONU, ainsi qu’un référendum sur l'indépendance, mais elles n’ont pu se mettre d’accord sur les modalités du référendum. En 1995, un désaccord sur les critères d'éligibilité a stoppé le processus d'identification des électeurs, élément central pour la Mission des Nations Unies pour le référendum au Sahara occidental (MINURSO). Contrôlant la majeure partie du territoire du Sahara occidental dont il exploitait les ressources naturelles au détriment des autochtones, le Maroc a refusé que le vote ait lieu. À la place, il a proposé une forme d'autonomie sous souveraineté marocaine, sans pleine indépendance de jure. Cette proposition n'a pourtant jamais été mise en œuvre. Depuis 1991, les négociations n'ont pas abouti, et la situation antérieure a été maintenue. Le 14 novembre 2020, le cessez-le-feu, qui durait depuis près de trois décennies, a volé en éclats, déclenchant une nouvelle vague de violence entre les forces armées marocaines et le Front Polisario. Alors que les combats actifs reprenaient de plus belle, l'ancienne administration Trump a annoncé qu'elle reconnaissait unilatéralement la souveraineté revendiquée par le Maroc sur le Sahara occidental.
Le Maroc ne peut se prévaloir d’aucune base légale pour revendiquer sa souveraineté sur le Sahara Occidental. Les résolutions de l’Assemblée Générale et du Conseil de Sécurité des Nations Unies qui ont reconnu le Sahara Occidental comme un « territoire non autonome » en vertu du Chapître XI de la Charte de l'ONU - c'est-à-dire une colonie—dont le peuple a le droit à la décolonisation par un acte d'autodétermination , avec le Front Polisario comme son représentant légitime. Ce droit a été confirmé par un arrêt historique de la Cour internationale de justice. En outre, la Cour européenne de justice a statué que le Sahara occidental a un statut séparé et distinct du Maroc. Et en 1984, l'Organisation de l'unité africaine (aujourd'hui l'Union africaine), a admis la République arabe sahraouie démocratique en tant qu'État membre à part entière qui a été reconnu par de nombreux pays africains.
Le changement soudain de l'ancien président Trump par rapport à une position usaméricaine essentiellement neutre vis-à-vis du Sahara occidental a incité le Maroc à renouer des relations avec Israël, devenant ainsi le quatrième pays arabe à le faire dans le cadre des accords d'Abraham. Stimulés en partie par les efforts déployés par les USA pour contrer l'Iran et réduire son influence dans la région, les accords d'Abraham marquent la normalisation officielle des relations entre les Émirats arabes unis (EAU) et Israël - le premier accord de paix entre un pays arabe et Israël depuis que la Jordanie a reconnu Israël dans les années 1990, à la suite de l'Égypte dans les années 1970. Bahreïn, le Soudan et le Maroc ont rapidement emboîté le pas aux Émirats arabes unis en dégelant leurs relations avec Israël. Ces quatre pays ne sont pas géographiquement proches d'Israël, aucun d'entre eux n'a jamais été en guerre avec lui et tous ont joué un rôle mineur, voire nul, dans le long conflit israélo-arabe.
Dans le cadre des transactions diplomatiques propres à Trump, certains des avantages offerts pour les accords de normalisation ne représentaient pas seulement une aberration mais un affront aux normes internationales juridiquement contraignantes. Pour les Émirats arabes unis, l'accord négocié par les USA comprenait la promesse de pouvoir acquérir des armes auprès des USA. Le Soudan, en signant à contrecœur un accord de paix avec Israël, y a gagné l'immunité devant les tribunaux usaméricains dans les procès pour terrorisme. Le Bahreïn semble avoir été poussé par le désir de renforcer ses relations avec Washington. Quant aux Marocains, cet « accord » orchestré par l'administration Trump les a convaincus de s’allier à Israël, en échange d’un soutien à leur volonté affirmée depuis des décennies d'établir leur souveraineté sur le territoire du Sahara occidental colonisé. La contrepartie comprendrait également un projet de vente d' armes au Maroc, ainsi qu'une promesse d' investissements commerciaux de trois milliards de dollars US dans le royaume nord-africain, un scénario trumpien aux relents de déjà vu.

Un groupe d'étudiantes de l'académie de formation professionnelle des femmes Afad, dans le camp de réfugiés appelé Smara, comme la ville occupée. Photo Christian Sarmiento
Le brusque changement des USA dans leur politique de longue date concernant le conflit du Sahara occidental, largement partagée à Washington au sein des deux partis jusqu'à la décision de Trump, bouscule des années de consensus international. Jusqu'au gazouillis de Trump, ni les USA ni aucun autre pays ne reconnaissaient officiellement la prétendue souveraineté du Maroc sur ce territoire âprement disputé. En fait, dès octobre 2020, les USA ont soutenu la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies renouvelant pour un an le mandat de la Mission des Nations unies pour l'organisation d'un référendum au Sahara occidental (MINURSO). En outre, selon les déclarations du professeur Stephen Zunes, un éminent spécialiste de la politique usaméricaine au Moyen-Orient et de l'action stratégique non violente :
« Le sort du Sahara occidental est une de ces rares questions qui ne divisent pas exactement le long des lignes partisanes, et des sénateurs allant du démocrate Patrick Leahy au républicain James Inhofe ont incité les administrations usaméricaines successives à défendre le droit des Sahraouis à un référendum sur l'indépendance ».
La décision de Trump est donc l’acte d’un franc-tireur inconscient, ne visant qu'à conforter une politique biaisée au Moyen-Orient, qui met imprudemment en danger la paix. Et comme telle, elle doit être dénoncée comme l’ingérence biaisée et illégale de l’ancienne administration usaméricaine, prête à mettre en péril la paix pour un gain géopolitique à court terme.
La déclaration de Trump a eu pour conséquence imprévue de placer le débat sur la politique étrangère usaméricaine au premier plan, à propos d’un conflit épineux qui était resté inconnu de beaucoup, et obscur sur le plan mondial. La question du Sahara occidental combine un certain nombre de problèmes mondiaux ardus - il s'agit d'une crise humanitaire ; elle se situe dans une partie du monde qui a une importance stratégique croissante, et elle soulève la question de la colonisation et de la décolonisation. En effet, l’aspect le plus grave de cette décision concerne les centaines de milliers de Sahraouis qui souffrent du fait de la saisie illégale du Sahara occidental par le Maroc. En outre, l'effondrement d’un cessez-le-feu de près de trois décennies pourrait conduire à une escalade de la violence dans un coin instable de l'Afrique du Nord vital pour les intérêts sécuritaires des USA. Cette escalade pourrait raviver d’anciennes tensions dans la région, notamment entre le Maroc et l'Algérie, importants alliés de l'Union européenne et des USA dans la lutte contre le terrorisme et dans l'endiguement des flux migratoires vers l'Europe. En outre, elle pourrait exacerber l'instabilité qui règne en Afrique du Nord et au Sahel depuis la guerre en Libye et les soulèvements au Mali, au Niger, au Tchad et au Burkina Faso.
À court et moyen terme, non content de saper la confiance en la capacité des USA de résoudre un conflit international par des efforts diplomatiques dans le cadre de l'ONU, une décision de l'administration Biden de ne pas changer de cap sur le Sahara occidental pourrait éventuellement contrarier d'autres membres influents de l'Union africaine qui soutiennent le droit des Sahraouis à l'autodétermination. Cela s’avère d'autant plus important à un moment où les USA s'efforcent d’affermir leurs positions en Afrique et de revoir leurs priorités afin de contrer l'emprise croissante de la Russie et de la Chine sur le continent. À long terme, en plus de bloquer toute chance d'unité politique et économique des pays du Maghreb, le refus d’inverser le cours de la politique de Trump pourrait contrarier la jeunesse sahraouie et la pousser à résoudre le conflit par la lutte armée. Si la violence n'est pas maîtrisée, elle pourrait faire de la région un terrain fertile pour les groupes extrémistes, en alimentant les réseaux criminels dans le Sahel avec pour conséquence potentielle de rendre la région, au sens le plus large, plus instable. Enfin, la non-annulation de cette décision, en faisant jurisprudence, pourrait encourager des agresseurs potentiels à conquérir des territoires par la force, « et à faire légitimer ces conquêtes par la communauté internationale. ».
Dans son premier grand discours de politique étrangère, destiné à envoyer un message clair au monde comme quoi « l'Amérique est de retour », le président Biden a parlé d'un engagement fondé sur des valeurs pour réinitialiser les relations [des USA] avec le monde. Il s'est engagé à « commencer par une diplomatie ancrée dans les valeurs démocratiques les plus chères à l'Amérique : la défense des libertés, la promotion de l’égalité des chances, le respect des droits universels, le respect de l'État de droit et de la dignité de chaque personne ». Le renversement de la politique sur le Sahara Occidental marquera l'orientation de la politique étrangère de l'administration Biden, son engagement envers une diplomatie fondée sur des principes, et un retour à une résolution diplomatique et globale du conflit s’appuyant sur l'ONU. Le fait de revenir sur cette décision condamnera également les acquisitions forcées de territoires, obligeant le royaume du Maroc à respecter ses obligations internationales et permettant au peuple d'un État-nation naissant d'exercer son droit inaliénable à l'autodétermination et à l'indépendance nationale. Enfin, et c'est peut-être le plus important, la révocation de cette décision préservera et renforcera les intérêts nationaux des USA, intérêts sécuritaires en tête, dans une région du monde hautement stratégique.
